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Lectures paresseuses
17 décembre 2011

Sortilèges de la musique

Z., pianiste hongrois, évoque un concert donné à Florence en 1939:

  "Il n'existe plus dans cette salle aucun autre pouvoir que celui de la musique, qui empoigne de la même manière le public, qui attend la musique, et moi, qui l'invoque - comme les prêtres et les fidèles au moment de la bénédiction, nous sommes tous sous le charme de forces surnaturelles. Car voilà ce qu'est un instant: une célébration. Ce n'est pas en vain que les hommes ont revêtus 450px-Márai-socha1de sombres habits. Ce n'est pas sans raison que dans la salle étincellent l'or, le marbre, le feu des lustres, la splendeur sombre et parfumée des lauriers. Nous nous sommes rassemblés pour une cérémonie - ce n'était pas la première fois que je le ressentais au cours de mon existence, et je savais que l'anticipation de la fête était ce que la vie pouvait donner de meilleur aux hommes et certainement ce qu'elle m'avait donné, à moi. Ces instants, une seconde avant la première note, cette tension fatale de l'attente qui avait envahi chaque terminaison nerveuse dans cette salle, la certitude que cette pression tétanisée et cette attente dans lesquels mille personnes  avaient oublié leurs soucis et sens de leur propre vie venaient de moi, c'est en effet ce que la vie m'a donné de meilleur. La musique n'avait pas encore retenti, la première note ne s'était pas fait entendre, sortant de ce corps noir au système nerveux comparable à celui des êtres humains, aux cordes métalliques fragiles, de ce fauve mystérieux, le piano - mais la fête était déjà entière. Cette force, née en même temps que le monde, nous élevait, nous, les hommes, du quotidien vers le sacré. Une fusion singulière s'opérait à présent entre mon corps et celui de mille autres personnes: je leur transmettais quelque chose qui faisait circuler le sang plus fougueusement dans leurs veines, d'aucuns pâlissaient, d'autres rougissaient ou inclinaient la tête, des glandes lacrymales s'activaient, des mains tremblaient. Et moi, transporté par ce monstre mythologique sublime, je volais,le piano et moi ne formions plus qu'un seul corps, comme le cavalier et le centaure légendaires - car sans doute seuls les héros et les animaux volants des légendes connaissent cette union  magique de deux corps étrangers. Les nuages, le temps, le monde, nous abandonnons tout derrière nous - encore un instant, et la musique allait résoudre tout ce que les paroles et les choses n'expriment qu'avec paresse. Et je savais que ce serait pour la dernière fois."

p.124/125, "La soeur"(1947 ?), Sandor Marai, Albin Michel 2011

Sandor Marai sur Wikipédia:

http://fr.wikipedia.org/wiki/S%C3%A1ndor_M%C3%A1rai

Un blog consacré à l'écrivain:

http://sandor-marai.blogspot.com/

 

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