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Lectures paresseuses
28 mai 2013

Le Tropique du Cancer, une plongée dans la bohème de l'entre-deux-guerre parisien (1934)

Extrait de "Dans le ventre de la baleine"(1940)    

"Tropic of Cancer est un roman écrit à la première personne, où une autobiographie en forme de roman, selon la manière dont on veut considérer les choses. Miller soutient quant à lui qu'il s'agit d'un livre strictement autobiographique, mais le rythme et le mode narratif sont ceux d'un roman. C'est une histoire d'Américains à Paris, mais d'un genre assez inhabituel puisque les Américains décrits sont cette fois désargentés. Du temps de la prospérité économique, à l'époque où les dollars abondaient et où le taux de change du franc était au plus bas, Paris fut envahi par une nuée de peintres, écrivains, étudiants, dilettantes, touristes débauchés et simples badauds - une nuée telle que le monde n'en avait jamais connu. Dans certains quartiers de Paris, ces prétendus artistes ont sans doute par moment excédé en nombre la population laborieuse: on a effectivement recensé à cette époque (vers la fin des années vingt) jusqu'à trente mille artistes peintres vivant à Paris, la plupart n'étant évidemment que des imposteurs. Le peuple s'était si bien fait à ces "artistes" que l'on pouvait voir des lesbiennes à voix rauque et pantalon de velours, ainsi que des jeunes gens en tunique grecque ou costume médiéval, se promener dans les rues sans attirer le moindre du monde l'attention, et sur les quais de la Seine, à la hauteur de Notre-Dame, il fallait se frayer tant bien que mal un chemin à travers une forêt de chevalets. C'était l'époque des génies méconnus et des illustres inconnus. La formule qui courait sur toutes les lèvres était:"Quand je serai lancé." en fait, personne n'a jamais été lancé: la crise est venue, comme une nouvelle glaciation, la foule cosmopolite des artistes s'est évanouie en fumée et les immenses cafés de Montparnasse qui, il y a seulement dix ans, étaient envahis jusqu'aux petites heures du matin par des hordes de poseurs braillards sont devenus de sombres tombeaux où l'on ne croise pas même un fantôme. C'est ce monde - décrit notamment par Wyndham Lewis dans Tarr - qu'évoque Miller. Mais il ne s'interese qu'à l'envers du décor, à la frange lumpenprolétarisée qui a su survivre à la crise parce que composée pour moitié d'authentiques artistes et pour moitié d'authentiques fripouilles. Les génies méconnus, les paranoïaques toujours "sur le point" d'écrire le roman qui va envoyer Proust aux oubliettes sont bien là, mais ils ne sont des génies que dans les moments, plutôt rares, où ils ne s'occupent pas d'assurer leur prochain repas. Dans l'ensemble, tout se résume à des histoires de chambres infectées par les punaises dans des garnis pour ouvriers- ou encore de rixes, de beuveries à n'en plus finir, de bordels de bas étage, le tout sur fond d'émigrés russes, de mendicité, de filouteries et de petits boulots au jour le jour. Et l'on retrouve là toute l'atmosphère des quartiers pauvres de Paris telle qu'un étranger peut la ressentir: les ruelles pavées , les âcres relents des poubelles, les bistrots avec leurs zincs graisseux et leurs carrelages usés, les eaux verdâtres de la Seine, les manteaux des gardes républicains, les vespasiennes rongées par la rouille, l'odeur douceâtre propre aux stations de métro, les cigarettes qui se défont, les pigeons du jardin du Luxembourg..."

p.127/129," Dans le ventre de la baleine et autres essais"'(2005), George Orwell, Ivréa

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